En Haïti, la réalité du pouvoir ne se trouve pas toujours là où on l’attend. Derrière les façades des institutions républicaines, une force discrète mais omniprésente s’impose : celle d’une bourgeoisie d’affaires qui a optimisé la politique comme on optimise un bilan financier.
Pendant des décennies, cette élite a tissé une toile complexe, plaçant ses pions à des postes stratégiques. Les décisions qui façonnent la vie de millions d’Haïtiens ne sont pas le fruit d’un débat démocratique, mais souvent l’aboutissement de conciliabules tenus dans les bureaux climatisés de Pétion-Ville. Cette prise de contrôle s’est faite progressivement, d’abord en finançant des campagnes électorales, puis en influençant la nomination des ministres.
Aujourd’hui, l’étape semble franchie : les dirigeants eux-mêmes sont issus de ce milieu d’affaires, ou du moins lui sont redevables. Les récentes nominations en sont une illustration parfaite. Laurent Saint-Cyr a pris la tête du Conseil Présidentiel de Transition le 6 août 2025, succédant à Fritz Alphonse Jean. Avant lui, c’est Alix Didier Fils-Aimé qui avait accédé à la primature le 11 novembre 2024. Ces noms, bien connus des cercles d’affaires, ne font que confirmer une tendance lourde : la politique est devenue l’extension des intérêts privés.
Le résultat est une tragédie pour la majorité de la population. Les politiques publiques ne servent plus le bien commun, mais les intérêts d’une minorité. On observe un favoritisme flagrant dans l’attribution des marchés publics et une impunité qui protège ceux qui dilapident les ressources de l’État. La lutte contre la corruption devient une mascarade, car ceux qui sont censés la mener sont eux-mêmes les principaux bénéficiaires du système.
Cette situation a des conséquences dévastatrices. Elle alimente la pauvreté, l’inégalité, et la méfiance envers l’État. En sapant les fondations de l’administration publique, elle crée un vide que la violence des gangs a su combler, renforçant encore le chaos. Le pays est pris dans un cercle vicieux où la faiblesse de l’État sert de prétexte à son appropriation par les élites, ce qui le rend encore plus faible.
L’histoire haïtienne est jalonnée de luttes pour la liberté et la justice. Pourtant, l’émancipation économique et politique reste un rêve lointain tant que le pouvoir continue d’être une affaire de famille et de cercles d’amis. Pour que le pays avance, il ne suffit pas de changer de visage au palais national. Il faut un changement profond de système, où la primauté de l’État de droit et l’intérêt public l’emportent sur la soif de profit d’une élite qui, en privatisant les affaires de la nation, compromet son avenir.